Paul Bourdillon : « La gestion de l’eau à long terme est un enjeu du développement »

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PAUL BOURDILLON - SUEZ

À l’occasion de la journée mondiale de l’eau du 22 mars 2021, Afrik 21 a rencontré Paul Bourdillon, DG de SUEZ Afrique – Proche-Orient, pour évoquer les enjeux de la gestion de l’eau et de l’assainissement en Afrique, y compris ceux du financement à long terme.

Afrik 21 : Si la gestion de l’eau potable et le traitement des eaux usées sont une condition du développement, comment caractériseriez-vous la situation pour l’Afrique émergente du 21e siècle ?

Paul Bourdillon (DG de SUEZ Afrique – Proche-Orient) : Si vous regardez une carte du monde, qui représente le milliard de personnes qui n’a pas accès à l’eau potable, vous voyez qu’une partie significative d’entre elles se trouve en Afrique. Or, bien que ce nombre tende à se réduire depuis une trentaine d’années, en pourcentage, il continue de grimper en valeur absolue. Et c’est un grand défi pour nous, car la situation de l’Afrique est caractérisée par trois grandes tendances qui vont se poursuivre sur les décennies à venir : la croissance démographique, l’urbanisation galopante et les effets du changement climatique.

Prenez les Objectifs du développement durable des Nations Unies définis à l’horizon de 2030 et les priorités évoquées par les chefs d’État africains, sur l’énergie, l’éducation, la santé, l’alimentation… Finalement, quand nous travaillons sur l’Afrique, l’eau étant le bien le plus basique et le plus essentiel à la vie, nous nous rendons compte que presque tout est lié à l’eau : pour l’agriculture et l’alimentation, c’est évident, mais pour la santé également. Nous l’avons encore vu avec la crise sanitaire de la Covid-19, sans eau propre pour se laver les mains il est impossible d’empêcher la circulation du virus. Faisons le tour de tous ces sujets-là et vous verrez que nos métiers sont essentiels et au cœur de la question du développement, surtout sur un continent où environ 30 % de la population n’a pas accès à l’eau potable.

Et vous avez le sentiment que, lorsque vous intervenez dans un pays, la donne change réellement ?

Sans fausse humilité j’aime à penser qu’à chaque fois que nous intervenons les choses peuvent vraiment changer. Nous ne sommes pas sur des actions marginales, d’autant que nous intervenons essentiellement dans les villes, là où l’impact est démultiplié. Vous savez, l’histoire de SUEZ a démarré il y a plus d’un siècle et demi et nous sommes en Afrique depuis 1948 avec la construction de la première usine en Égypte et des marques comme Degrémont (aujourd’hui SUEZ Infrastructures de traitement, Ndlr). Nous avons quand même construit plus de 500 usines à travers tout le continent, dans quasiment tous les pays et dans 90 % des capitales, avec une très grande longévité. Et c’est d’ailleurs la clé de notre engagement en Afrique : l’accompagnement sur le long terme.

De quelle manière ?

Notre stratégie actuelle c’est d’aller encore plus loin aux côtés de nos partenaires locaux puisque notre offre évolue vers plus de services. Nous ne sommes plus uniquement concentrés sur la construction d’usines, mais nous élargissons notre offre à l’exploitation et aux services, pour inscrire le changement dans la durée. Même si nous continuons à construire des usines partout en Afrique : nous venons de finaliser une usine au Mali, d’autres sont en construction au Kenya, en Ouganda, en Algérie… D’ailleurs, nous réalisons une extension d’usine en Égypte et une usine est en cours de finition au Sénégal. Mais la stratégie de SUEZ évolue vers plus de service, nous sommes focalisés sur des objets où nous faisons à la fois de la construction et de l’exploitation.

SUEZ - Egypte, Station d’épuration de Gabal au Caire – crédit photo Thomas Goisque

Egypte, Station d’épuration de Gabal au Caire – crédit photo Thomas Goisque

Justement, comment accompagnez-vous vos parties prenantes sur le long terme pour le financement d’une usine et des services de distribution associés ?

C’est un sujet clé puisque nous avons vu des exemples, que ce soit dans l’eau ou les déchets, où nos clients ont obtenu des financements pour construire un très bel outil. Et puis, cinq ans après, l’usine ne marche plus parce que le budget de fonctionnement n’a pas été considéré. Résultat : dix ans après, une nouvelle usine doit être construite, ce qui coûte très cher et le client finit par faire deux gros Capex (Capital expenditure, dépenses d’investissement, Ndlr).

Donc, comme nous travaillons beaucoup avec les bailleurs de fonds internationaux – la Banque mondiale et ses filiales, l’AFD, la BERD, la BEI… et d’autres encore – nous les sensibilisons à cet enjeu. Ce n’était pas dans leur philosophie. Ils n’avaient pas en tête de financer des dépenses de fonctionnement sur le long terme. D’ailleurs, nous ne leur disons pas de financer toute l’exploitation, mais nous leur rappelons qu’il faut s’en préoccuper. Et ça commence à venir.

Par exemple : pour l’extension de l’usine de traitement des eaux usées que nous construisons en Égypte, sur la partie Est d’Alexandrie, l’AFD a accepté de financer plusieurs années d’exploitation. Cela peut prendre d’autres formes, avec la mise en place d’une garantie, le financement de quelques années d’exploitation… Autre exemple : la Banque mondiale s’implique actuellement sur des modèles avec des concessions pour une durée de dix ans et un budget dédié aux travaux d’entretien et de renouvellement. Nous travaillons aussi très étroitement avec la MIGA pour la mise en place éventuelle de garanties à long terme. En tout cas, j’ai l’impression que les choses avancent.

Comment s’illustre localement l’accompagnement sur le long terme ?

Eh bien, au Maroc par exemple, à travers la société Lydec, nous détenons la concession du Grand Casablanca pour l’eau, l’assainissement, mais aussi la distribution d’électricité et l’éclairage public. Nous gérons l’ensemble du cycle, c’est-à-dire la gestion des outils de production d’eau potable, les réseaux de distribution, la relation clientèle, mais aussi les réseaux d’assainissement, ainsi que les usines de traitement des eaux usées, depuis 1997. Et ces contrats à long terme sont de vrais défis. Le Maroc a complètement changé en 25 ans, et pendant tout ce temps-là, Lydec a réussi à accompagner les changements et à augmenter la qualité du service, ce que reconnaissent les consommateurs et le client.

Je pourrais dire la même chose à propos d’Alger, même si ce n’est pas le même type de contrat. SUEZ s’adapte à la situation locale, chaque pays a des besoins et des attentes différents. À Alger, les autorités ont préféré nous confier un contrat de gestion. Nous travaillons avec une entité publique totalement algérienne à laquelle nos managers et experts apportent leur soutien pour qu’elle se développe, avec du transfert de savoir-faire et de la formation. Nous avons notamment utilisé un outil développé par le Groupe qui s’appelle WIKTI. Il propose 37 thématiques, techniques, mais aussi managériales. Nous évaluons le niveau de maturité de chaque activité et de chaque agent, et puis nous mettons en place des programmes de formation personnalisés et les progrès sont mesurés régulièrement. Quand nous sommes arrivés en 2006, la population avait de l’eau potable uniquement pendant quatre heures par jour. Nous avons travaillé sans relâche ensemble, avec les autorités, et au bout de cinq ans d’efforts, l’eau coule 24 heures sur 24. Néanmoins, la population d’Alger ne cessent de croître et le défi d’assurer un service permanent de qualité ne fait qu’augmenter compte tenu des effets du changement climatique.

Nous allons faire de même au Sénégal où SEN’EAU (dont SUEZ est le partenaire technique et actionnaire à 45 %, Ndlr) a décroché un contrat pour 15 ans de gestion de la production et de la distribution de l’eau potable en zone urbaine et périurbaine. Je pense que nous avons bien démarré, avec une belle première année, surtout dans le contexte de la Covid-19. Mais le plus grand challenge reste à venir. Il s’agit de l’augmentation de la population. Nous couvrons actuellement 7 millions d’habitants. Or, si les prévisions se confirment, le même périmètre urbain accueillera 15 millions d’habitants d’ici dix ou quinze ans. Donc, notre objectif est non seulement de continuer d’assurer un service de qualité et de l’améliorer, mais aussi d’augmenter les capacités de production et de distribution avec les partenaires publics et privés sénégalais. Le challenge est énorme et magnifique, pour un pays de toute beauté, dont les fondamentaux économiques, juridiques et politiques sont très robustes.

Sénégal, collaborateur de SEN’EAU en train de travailler dans une usine de production d’eau potable – Crédit photo LayePro

Sénégal, collaborateur de SEN’EAU en train de travailler dans une usine de production d’eau potable – Crédit photo LayePro

Cet engagement au long cours va vous transformer, vous arrimer plus fortement au sein des territoires africains…

Effectivement. L’ancrage local est d’ailleurs l’un des 5 axes de notre proposition de valeur. Nous travaillons au quotidien avec toutes les parties prenantes : start-ups, associations de consommateurs, agriculteurs et acteurs de l’économie locale. Nous formons aussi les équipes locales, comme je viens de l’évoquer pour l’Algérie, mais aussi au Sénégal. Nous avons lancé là-bas, très récemment, la première promotion de l’école des plombiers en alternance au Centre de Formation de Diamniadio. Imaginez, dans trois ans, 25 garçons et 5 filles seront diplômés et formés pour intervenir sur les canalisations d’eau potable.

Outre cet ancrage local, nous cultivons quatre autres priorités. Premièrement, l’amélioration de la santé et de la qualité de vie des populations en fournissant l’accès à l’eau et à l’assainissement, sans oublier les unités décentralisées pour un accès rapide à l’eau notamment en zone rurale. Deuxièmement, la réduction des effets sur le climat. Nous réduisons les émissions de nos clients et les nôtres en valorisant le biogaz dans les green landfillset les boues de stations d’épuration via la production d’énergie verte.

Troisièmement, la protection du capital naturel de la planète, avec la protection des nappes phréatiques, la protection des ressources en eau grâce au traitement des eaux usées, à l’exploitation raisonnable des ressources et la sensibilisation à une consommation économe. Enfin, le renforcement de l’économie circulaire, avec la réutilisation des eaux usées et, bien sûr le recyclage des déchets.

Quelles sont, d’après vous, les priorités d’actions à mettre en œuvre pour l’approvisionnement en eau potable, des populations d’Afrique de l’Ouest notamment ?

Vous savez, les situations varient énormément d’une sous-région à l’autre et même d’un pays à l’autre. Notre force c’est de nous adapter aux besoins exprimés par les interlocuteurs localement, et de travailler avec tous les acteurs locaux. Mais l’enjeu permanent, c’est de penser l’ensemble du cycle de l’eau et de l’assainissement, à long terme, dans des conditions variées de sécheresses ou d’inondations : la protection des nappes phréatiques, l’exploitation raisonnée des ressources en eau, le traitement pour produire une eau potable de qualité, l’acheminement avec la détection des fuites, la sensibilisation, la distribution et la relation client avec une facturation appropriée, en fonction des besoins, puis le traitement des eaux usées, qui intègre des énergies renouvelables et enfin la question du recyclage des eaux usées.

À ce propos, de plus en plus de pays, qui souffrent de stress hydrique sous l’effet du changement climatique, se tournent vers des ressources en eau alternatives…

Avec les dynamiques dont nous parlions au début de notre entretien, croissance de la population, urbanisation qui passera de 40 à 60 % d’ici 2050 et des mégalopoles africaines qui continuent de grandir, les impacts du changement climatique sont déjà visibles. Et ils ne feront que s’aggraver, notamment dans les pays de l’Afrique du Nord, de plus en plus confrontés au stress hydrique. Les ressources alternatives sont en effet un enjeu majeur et d’avenir pour les pays où SUEZ est présent. Nous poussons le « Reuse » (le recyclage, Ndlr) des eaux usées traitées, partout où c’est possible. Cela permet d’économiser les ressources et de les consacrer exclusivement à la production d’eau potable. Jusqu’à récemment, les installations utilisaient le traitement primaire et secondaire qui permettaient de relâcher l’eau en toute sécurité dans l’environnement. Désormais il faut aller plus loin. Nous conseillons d’ajouter un traitement tertiaire, par exemple par oxydation et/ou osmose inverse, afin de permettre la réutilisation.

Vous réutilisez les eaux traitées pour produire de l’eau potable ?

Nous préconisons de rajouter une barrière filtrante naturelle avant l’ingestion par l’homme. Mais, il y a tellement d’utilisations possibles : de la réinjection de l’eau dans les nappes, en passant par l’irrigation des champs agricoles, l’arrosage des parcs et jardins, et même des usages dans l’industrie… Nous sommes engagés dans un véritable projet d’économie circulaire de l’eau.

Et que pensez-vous de la course actuelle au dessalement, en Afrique du Nord évidemment, mais qui commence à toucher également certains pays d’Afrique subsaharienne ?

Nous avons construit plus de 3 000 usines de dessalement de par le monde. SUEZ possède cette expertise. Mais le procédé reste couteux et énergivore. Nous pensons qu’il s’agit d’une solution appropriée seulement une fois que tout le cycle de l’eau est bien optimisé. Si vous avez un taux de fuite de 50 % sur vos réseaux, il vaudrait mieux d’abord œuvrer à réduire drastiquement ce taux de fuite avant de construire à grands frais une usine de dessalement, qui va consommer beaucoup d’énergie, alors que la moitié de sa production n’atteindra jamais les populations.

Et, réfléchissez-vous à une offre qui combinerait usine de dessalement ou de production d’eau et énergie solaire ?

Je suis convaincu que les métiers de l’énergie et ceux de l’eau se rapprochent de plus en plus et que des passerelles de plus en plus nombreuses seront établies. Nous sommes en train d’évaluer des projets pour coupler l’énergie solaire et la gestion de l’eau potable dans certains contrats africains.

Le 8 mars nous fêtions la journée mondiale des droits de la femme. En ce jour du 22 mars 2021 nous célébrons l’eau. Comment faites-vous le lien entre amélioration de la condition féminine en Afrique et une meilleure gestion de l’eau ?

Si je parle de mon exemple personnel : j’ai trois filles et je souhaite qu’elles, ainsi que toutes les femmes, aient les mêmes opportunités. Chez SUEZ également, cette question est vraiment au cœur de nos actions. Au Sénégal, notre directeur général est… une directrice générale. Jany Arnal, fait un travail remarquable sur place, notamment en développant des talents locaux dont des femmes mais aussi des jeunes. Et nous avons des équipes très mixtes dans toutes nos activités. Mais, pour faire le lien avec la première question que vous me posiez. Pour nous, le développement d’un pays passe par l’expression de la richesse de tous, femmes et hommes compris. Et lorsqu’en Afrique, on passe en moyenne plus d’une demi-heure par jour à aller chercher de l’eau et que, dans 8 cas sur 10, cette tâche est dévolue à de jeunes femmes… Eh bien, nous savons que, de ce fait, ces jeunes femmes sont empêchées de suivre une éducation. Tandis que, si nous leur apportons l’eau, la société et l’ensemble du pays seront considérablement enrichis. Tout le monde y gagnera.

Propos recueillis par Jean Marie Takouleu

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